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Jour du Réveil de la R∴ L∴ LE PORTIQUE en 1922
Tenue Solennelle d’installation des Off∴ le 20 Janvier 1922
dimanche 18 juillet 2010
Tenue Solennelle d’installation des Off∴ le 20 Janvier 1922.
Jour du Réveil de la R∴ L∴ LE PORTIQUE en 1922.
TT∴ CC∴ FF∴
Le Réveil du Portique ! Je tremble de joie, et mon cœur saigne, cependant, en rouvrant pour une période nouvelle les travaux de cet admirable atelier. Car d’autres heures tragiques se sont écoulées depuis le jour où des devoirs et des deuils nous ont obliges à en déserter les colonnes. Excusez-moi de les évoquer encore, et presque malgré moi, en cette circonstance heureuse qui, à l’abri des orages profanes, nous réunit de nouveau dans ce temple de labeur et de concorde. Mais je suis de ceux qui ne peuvent pas se réjouir des défaites et qui n’osent pas s’enorgueillir de la Victoire.
A mesure que j’avance en âge, je perçois de plus en plus douloureusement la stérilité des luttes humaines. II en est parmi vous qui m’ont connu plus jeune et plus actif et qui me retrouvent aujourd’hui avec un visage altéré et des cheveux blanchis. C’est que j’ai perdu un être cher, mort de douleur, supplicie par l’angoisse, un être d’élite, pitoyable à toutes les pitiés, souffrant de toutes les souffrances et dont l’âme fragile n’a pu supporter le choc de l’épouvantable cataclysme.
Le jour où, sous l’Arc de Triomphe, je vis défiler les armées victorieuses, c’est le cœur serré que j’écoutais les acclamations aux Maitres de l’Heure qui goûtaient l’amère récompense des imprudences commises. Dominant le bruit des salves, plus haut que les cris du peuple en délire, plus fort que les fanfares clamant les chants de guerre, j’entendais le sanglot éperdu des mères, des femmes et des enfants. Et au-dessus des loques multicolores - symboles de ces boutiques rivales que sont les patries, - je voyais flotter l’immense drapeau noir de nos âmes en deuil et de nos rêves assassinés ! Qu’importe la Victoire, comme l’a dit le poète :
si sa Lumière est faite
De l’ultime regard des yeux qui sont éteints !
Oh ! on a multiplié les croix, les rubans et les palmes. Mais cela empêche-t-il les plaies de saigner toujours, et les douleurs de mordre encore le cœur de ces victimes que l’on a leurrées avec le mensonge de la dernière guerre – alors qu’au contraire l’atmosphère est plus que jamais lourde de menaces. Et pourquoi ?
Pourquoi ?
Parce que public de tous les pays est trompé, excité, affolé par une presse vendue à la haine, à ceux qui cherchent leur or dans la curée, à ceux, qui s’enrichissent du malheur d’autrui, aux vendangeurs du beau vin rouge qu’est le sang des jeunes hommes.
Nous Maçons, nous mes ff∴ en Hiram, nous, les serviteurs de la démocratie mondiale, nous devons réagir de toutes nos forces contre un nouveau appel au meurtre. C’est aujourd’hui notre premier devoir. Il sied que nous veillons à ruiner le dessein des mauvais pasteurs ayant intérêt à entretenir les divisions des peuples, en nous rappelant que la malfaisance des maîtres n’est possible que par la mésentente des esclaves.
Oh ! le cri désespéré de Baudelaire :
Certes je sortirai quant à moi sans regret
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve !
Et nous nous demandons si ce n’est pas un éternel Rocher de Sisyphe que nous roulons vainement jusqu’à ce que de nouveau il nous retombe sur les épaules !
Ah ! si la Guerre est parfois inévitable, que du moins on ne l’exalte plus ! Qu’on laisse pousser l’herbe sur les charniers et que les batteurs d’estrade, au lieu de commémorer par des monuments grotesques l’héroïsme des morts, aient au moins la suprême pudeur de ne pas apporter à leur martyre la couronne dérisoire de leurs louanges ! Qu’on raye de la mémoire des hommes et de la mémoire des pierres le souvenir des atrocités commises - souvenir qui perpétue les dissensions et provoque les fautes que savent envenimer les exploiteurs de la mort, c’est-à-dire les agioteurs et les religieux, c’est-à-dire les vautours et les corbeaux.
Cessons d’exalter l’épouvantable gloire militaire. Ce n’est pas pour en faire des victimes ou des criminels que vos femmes - nos Sœurs en maç∴ -·ont souffert les douleurs de la maternité. Ce n’est pas pour qu’une balle imbécile les abatte sur le champ de bataille ou pour qu’un sergent de disciplinaires les mette à la torture qu’elles ont veillé près des berceaux de vos petits, qu’elles les ont par leur amour sauvé des agonies et qu’elles ont pleuré de joie à leurs premiers sourires ! Il faut que vous soyez persuadés et que vous instruisiez ceux qui viendront de l’inutilité et de la vanité des gestes de haine. Il y a au Musée du Louvre, dans la salle du bas des Antiquités Egyptiennes, une statue sans tête dont l’inscription est demeurée intacte. C’est le nom d’un guerrier fameux qui demandait comme unique récompense de ses exploits que son nom fût éternellement connu dans Héliopolis. Quelle profonde leçon nous donne ce bronze sans tête et quelle amère réflexion suscite cet orgueil ! L’homme dans son sens obtus soldat savait, certes, qu’il deviendrait de la poussière, mais il ne pensait pas qu’Héliopolis qui était une ville opulente mourrait aussi et que la sagesse du Temps ne garde point 1’empreinte des batailles. Des empires glorieux du passé il ne reste que les œuvres où les artisans et les artistes ont inscrit leurs besoins et leurs idéaux. La civilisation des peuples ne se marque pas par les conquêtes qu’ils firent, mais elle survit dans l’écuelle de pierre qu’un infime potier a modelée pour donner à boire aux oiseaux. Le sable n’a pas gardé les ossements de Marathon, mais l’antique gloire d’Athènes sourit toujours sur l’Acropole. N’admirons point les femmes de Lacédémone qui envoyaient leurs fils au combat, mais gardons un souvenir attendri aux jeunes filles qui portaient des guirlandes de roses et des rameaux d’olivier à la déesse de la Paix. Des chants qu’inspirèrent les guerres lointaines, bien peu nous sont parvenus ; les chants de haine ne traversent pas les siècles, ils se rouillent comme des glaives, alors que les vers de l’Anthologie qui célébraient le retour du printemps et la nature pleine de bienfaits chantent toujours dans notre mémoire. Les taches de sang s’effacent dans les décombres des temples, dans les ruines des dieux morts qui voulurent ces ignominies. Cela prouve que la bonté seule est immortelle, que la bonté défie la morsure des âges - et que nous devons préférer, au chantre des Euménides assoiffées de vengeance, le sculpteur ancien qui a exalté toute la douceur de vivre dans ces symboles : une amante étreignant son amant et une mère allaitant son petit !
Ne vous étonnez pas, ô Anciens du Portique, de ce que, contrairement à notre méthode de jadis, mon cœur ait réclamé le droit de parler le premier. C’est un acte de soumission que je lui ai consenti, en hommage discret à Ceux qui ont connu ce Temple et qui ne le connaîtront plus. A Ceux qui, ayant appris ici que le sort ironique des Sages est de servir au cruel amusement des fous, auscultèrent leur agonie avec une résignation socratique. C’est l’avocat Pichon préférant aller au front chercher la mort que de supporter plus longtemps l’atmosphère de Paris que les passions meurtrières et lâches des civils rendaient irrespirable. C’est l’instituteur Guillemot qui ne cessa de nous envoyer des lettres aiguisées de la plus fine observation sur l’impéritie et la malfaisance de certains chefs, - lettres précieusement gardées dans nos Archives - et qui, la veille de tomber, refusait encore sa haine à ceux qu’on lui ordonnait de tuer. C’est Marcel Baudeau à l’âme de diamant ! Marcel Baudeau qui, le ventre troué et sachant que sa vie coulait par sa blessure, priait le major de réserver ses soins à ses compagnons d’hôpital - qui, eux, n’étaient peut-être pas condamnés !
Et maintenant que les paroles de piété ont été dites, il convient que m’abritant sous l’égide d’Athéna, je ne m’adresse plus qu’à votre intelligence. Notre loge, après le temps d’arrêt que les événements lui imposèrent, a relevé ses colonnes avec l’aide précieuse de frères de bonne volonté - frères appartenant à d’autres ateliers, qui, attirés par la réputation du Portique, sont venus chercher avec nous, parmi le cours parfois fangeux des heures, les pépites de la Vérité. Ainsi nous abordons une période de renouvellement, durant laquelle il va falloir, avec une douce application, apparier ces éléments divers, afin qu’un jour, ayant retrouvé dans sa plénitude sa subtile et charmante ; philosophie, le Portique semble ne s’être mis en sommeil que pour acquérir des forces nouvelles.
Je dois donc dire aux jeunes recrues (qu’ils m’excusent pour, ce mot... qui d’ailleurs ne peut que flatter ceux dont l’âge maçonnique, - seraient-ils 33e ! - se trouve un peu distancé par leur âge profane) comment nous comprenons notre tâche faite de labeur patient et de pensée recueillie.
Nous voulons nous intéresser à tous les problèmes, parce qu’il n’est que la route enchantée du Savoir pour conduire les disciples/d’Hiram à la clairière maçonnique de la Tolérance. C’est pourquoi nous nous y intéressons sans passion, pour comprendre. Ici nous ne devons pas envisager les choses à la hauteur inexorable de la loi des hommes, mais à la mesure exorable de la Loi Humaine.
Que ceux qu’enchanta jadis la saveur des lettres grecques se rappellent les philosophes tenant les propos ingénieux devant de jeunes hommes attentifs. Qu’ils évoquent l’Athènes aux matins clairs et aux soirs dorés alors que ces philosophes distribuaient des préceptes de sagesse. Là-bas les bruits de guerre retentissaient le long du Port. Là-bas l’agora soufflait toutes les passions des foules. Des orateurs injuriaient des ennemis ou acclamaient des généraux, mais le vent favorable n’apportait pas leurs cris sous le portique sacré.
Nous aussi nous devons fermer notre porte aux bruits de l’agora. Nous entrons dans ce temple, selon le mot de Kratès, avec des « âmes neuves ». Nous devons laisser dehors nos chagrins et nos joies aussi et les rancunes que déposent en nous quotidiennement le labeur nécessaire, les coudoiements de la rue et la lecture des feuilles publiques. Ici les mots de haine ne doivent pas être prononcés. Ici nous ne devons jamais condamner les hommes, même ceux qui commirent les forfaits les plus grands, mais les comprendre, car le mobile de tous les actes, s’il n’apparaît pas au juge qui frappe, ne saurait échapper au penseur qui pardonne.
Nous voulons nous pencher vers les perversités morales comme un médecin examine les maladies corporelles, en songeant que pour les unes comme pour les autres, l’homme porte le poids d’un aveugle destin.
En ce moment où la vie politique prend une place trop grande dans les préoccupations journalières, nous voulons considérer les choses au seul point de vue philosophique et critique – avec calme, avec douceur - et disons le mot : avec sérénité. Car, serviteurs très humbles de l’Idée et de notre titre, nous savons que c’est la sérénité de la pensée hellène, inscrite aux frises du Parthénon comme dans les Dialogues de Socrate qui, plus que l’héroïsme des guerriers, a fait les âmes nobles et l’Hellade immortelle.